dimanche 16 septembre 2012

Le Mage, John Fowles

Labyrinthe inquiétant, Jeu métafictionnel

Magnifique oeuvre baroque, burlesque, postmoderniste, psychanalytique, métaphysique et dérangeante!

Un jeune lecteur anglais prénommé Nicholas se rend sur une île grecque isolée pour donner des cours. Seul, reclus et désespéré, il y rencontre un étrange personnage nommé Conchis (phonétiquement proche de "Colchis", père de Médée, ou de "Conscious" en anglais, conscient) qui l'initie à un jeu de démiurges constitué de mensonges, d'étrangetés, et de duplicité qui atteint des niveaux éthiques, textuels et métafictionnels. Une sorte de jeu perpétuel avec le pseudo-héros Nicholas, et de fait avec le lecteur qui sombre dans cet univers riche, hérité de la mythologie grecque, et de l'art de l'"uncanny". On en vient à questionner le rôle du narrateur et de l'auteur, qui endosse alors le rôle d'un dieu improvisé nous plongeant dans son labyrinthe mental.

La nuit des temps, René Barjavel

Amour éternel et questionnement social sur fond de décor stérile science-fictionnel

Un roman hybride à la croisée de la science-fiction et de la tragédie antique.
Une oeuvre bouleversante qui soulève de nombreuses questions. Un regard étranger sur une planète jugée brutale, sauvage, barbare. L'héroïne, Eléa, a connu une sorte d'Eden il y a 900 000 ans sur Terre. Le héros (une homme actuel) analyse cette période comme étant l'enfance de l'homme. Mais le passé n'est pas forcément synonyme de balbutiements de l'homme à tous points de vue : technologique, social, spirituel. Et cette héroïne surgie d'un passé idyllique nous interroge sur notre présent et ce que nous considérons être "naturel" et "bien" (façons de se nourrir, de vivre ensemble, de se partager des territoires, de travailler, de communiquer, et d'aimer). Elle apporte une certaine réflexivité déconcertante au lecteur : qu'est-ce que cela dit de notre évolution en tant qu'hommes, en tant que sociétés, en tant qu'êtres pensants?

Entremêlée à ces questions demeure la thématique de l'amour éternel. Vision sublimée de l'amour, vision de ce qu'il "devrait" être, ou vision aveuglée et bornée? L'histoire qui relie Eléa à son passé tisse un fil tout au long de l'histoire qui déploie toutes les facettes d'un amour sans barrières, inconditionnel et exclusif mais non égoïste, éternel. Doit-il être vécu et anticipé ainsi? Doit-il transcender toutes les autres questions, même quand l'on doit faire un choix entre cet amour et l'avenir de l'humanité?

Une oeuvre vraiment belle, lyrique et poétique, mais aussi profonde et poignante qui laisse son lecteur en proie à de nombreuses interrogations.



"Amour. (...) Depuis que je t'ai vue vivre auprès de Païkan, j'ai compris que c'était un mot insuffisant. Nous disons " je l'aime ", nous le disons de la femme, mais aussi du fruit que nous mangeons, de la cravate que nous avons choisie, et la femme le dit de son rouge à lèvres. Elle dit de son amant " Il est à moi. " Tu dis le contraire " Je suis à Païkan ", et Païkan dit : " Je suis à Éléa. " Tu es à lui, tu es une partie de lui-même. "

dimanche 26 février 2012

Irina Ionesco


Photographe française d'origine roumaine, Irina Ionesco suscite polémique et controverse depuis plus de 40 ans. Ses photos argentiques en noir et blanc sont tantôt envoûtantes, truffées d'érotisme baroque, tantôt étranges et déroutantes... 

Les thèmes récurrents que l'on retrouve dans ses photos sont ceux de la mort, des vanités, de l'érotisme mêlé à celui de l'ésotérisme... Les ambiances créées sont baroques, chargées de tissus, de voilages, de tapis et de joailleries ouvragées, de plumes, d'animaux morts. Dans cette ambiance mortifère, les modèles parées de robes de divas, ou de dessous chics ont parfois des allures de princesses d'outre-tombe.


La mort devient compagnon, personnage central de l'image. Elle est mise en valeur, décorée (couronnes de fleurs...), cajolée, et aimée. Sur la première photo, elle semble même être le personnage principal de cette mise en scène. La jeune femme, quant à elle, paraît sans vie et soumise aux désirs de la faucheuse. Les modèles callipyges deviennent alors cercueils ornés de mille colifichets et éléments baroques. Touche finale de ce spectacle figé : de petites têtes décapitées de mannequins nous fixent, diffusant alors une inquiétante étrangeté... Le miroir nous renvoie toutes ces expressions vides et atones, et accentue le sentiment humain de vacuité, de proche finitude. Comme si vivre se résumait à se parer, à s'admirer, à se couvrir de fleurs et de dentelles pour affirmer une forme d'existence face à une mort inéluctable.


Ces photos me font d'ailleurs penser à la prose lyrique, pléthorique, et fleurie de Gabrielle Wittkop dans Le Nécrophile, journal intime d'un homme qui entretient une relation spirituelle et charnelle avec la mort...  

"Tandis que je me glissais dans cette chair si froide, si douce, si délicieusement étroite qu'on ne trouve que chez les morts, l'enfant a brusquement ouvert un œil, translucide comme celui d'une pieuvre et, dans un épouvantable borborygme, a rejeté sur moi le flot noir d'un mystérieux liquide."

samedi 25 février 2012

La littérature en péril?

Suite à la publication de son ouvrage La littérature en péril, Tzvetan Todorov était venu donner une conférence au musée Fabre à Montpellier le 15 mars 2007. J'ai retrouvé ces notes il y a peu, et voulais vous les faire partager, pour revivre ces moments de "tremblements de sens" en compagnie d'un grand théoricien!

En premier lieu, Todorov analyse la double fonction de la littérature: elle prodigue du sens, tout en permettant une meilleure compréhension de l'existence. Il distingue par la même la vérité d'adéquation de la vérité de dévoilement, une vérité heuristique qui provoque un “tremblement de sens” en réintroduisant une fonction critique à la littérature, ce que Kant prône comme “oser savoir”. Todorov vise à transcender l'image de la littérature confinée au solipcisme ou au cynisme, en mettant en lumière sa réelle fonction philosophique et métaphysique.  Pour ce faire, l'auteur revient sur sa jeunesse. Ses cours de littérature étaient axés sur la lecture des textes, non sur le questionnement suivant : qu'a voulu dire l'auteur? Cette question doit servir de fil d'Ariane dans le cheminement qui démarre de l'oeuvre et aboutit à sa réception. Selon lui, le “péril” se situe dans la scission souvent opérée entre le monde des hommes et le monde de la littérature. Il n'existe pas de dichotomie entre ceux qui aiment et vivent et ceux qui lisent et écrivent. Ainsi, Todorov met en lumière la clé de voûte de son essai : l'imaginaire n'est pas coupé de l'expérience. Cette affirmation le mène à une définition plus précise de la nature même de la littérature. Elle peut tenir lieu d'objet digne de contemplation esthétique, tout en offrant un cheminement vers la réflexion. La littérature comporte de même une fonction heuristique, elle révèle une vérité du monde, et exhorte à mieux connaître ou comprendre autrui. De même, il existe un lien intime entre vivant et écrit. Si la littérature présente des buts didactiques, les leçons s'apprennent au travers du vivant. Cependant, toute littérature n'est pas nécessairement littérature d'éducation. Elle est aussi littérature de plaisir, et doit s'ancrer dans la vie. Elle s'entremêle à la vocation de l'être humain : élargir son univers, tout en s'incluant dans le sens commun. La vie et la littérature s'enchevêtrent pour enjoindre l'homme à préférer le mot “responsabilité” au mot “engagement”. Dans cette optique, la fonction de la littérature consiste de même à fournir du sens. Le sens ne préexiste pas à la vie, il se construit, et la littérature nous y aide. Proust, Racine, Corneille sont nos professeurs et nous enseignent à cultiver une certaine autonomie. Tout comme le lecteur, le texte est organique, et subit les assauts de la vie. Si la consommation de masse et l'individualisme prennent de plus en plus d'ampleur, la désaffection du symbolique annonce de nouveaux dangers. C'est dans le Discours sur l'origine que Rousseau dit : “L'être humain peut acquiescer ou résister”. Mais si nos anciens périls reculent, de nouveaux les substitueront. Todorov conclut alors par une note d'espoir, citant Malraux: “Le jour où le roman sera mort, le domaine très complexe des fantasmes aura disparu pour toujours”. En nouant le lien indéfectible qui unit le roman à la vie, aux fantasmes, aux désirs, il met en avant l'aporie d'une disparition littéraire, et la permanence d'un roman tel un miroir reflétant notre imaginaire. La littérature permet ainsi une transversalité dans le sens où elle s'offre à tous et se construit à partir de la lecture, de la décision subjective d'un être. Ainsi, elle combine de façon alchimique le singulier à l'universel, et ouvre des portes vers la compréhension humaine.

Extrait Lucide

"Emotions, in my experience, aren't covered by single words. I don't believe in "sadness," "joy," or "regret." Maybe the best proof that the language is patriarchal is that it oversimplifies feeling. I'd like to have at my disposal complicated hybrid emotions, Germanic train-car constructions like, say, "the happiness that attends disaster." Or: "the disappointment of sleeping with one's fantasy." I'd like to show how "intimations of mortality brought on by aging family members" connects with "the hatred of mirrors that begins in middle age." I'd like to have a word for "the sadness inspired by failing restaurants" as well as for "the excitement of getting a room with a minibar." I've never had the right words to describe my life, and now that I've entered my story, I need them more than ever. "

Jeffrey Eugenides, Middlesex .

mercredi 23 novembre 2011

Anatomie visuelle et sonore de la décomposition, "Outre-Vivant" par Martin uit den Bogaard

Une vie après la mort

Au lycée agricole Venours à Rouillé se trouve actuellement l'exposition de Martin uit den Bogaard centrée autour de la lente décomposition des chairs. L'artiste a scellé des petits corps d'animaux sous plexiglas après les avoir recueillis inertes et privés de vie dans la nature. Son exposition, mise en scène étrange d'une vie après la mort, invite à la méditation : l'on peut y découvrir des cadavres d'oiseaux, de lézards, de tortues, de chiot, ou encore un doigt humain. Les animaux se décomposent à différents rythmes, certains libèrent des micro-organismes, de l'eau, de petits insectes s'en échappent et alimentent un cycle infini de vie/mort/vie.

Cette exposition fait aussi montre d'inventivité et d'originalité jusque dans des sphères inattendues. La véritable surprise demeure à mon goût la salle aux sons étranges où sont présentées des reliques animales et humaines : un petit cerveau, un doigt, des cheveux, des poches de sang... Connectés à des voltmètres, l'électricité produite par les organes en putréfaction est traduite en sons continus via un logiciel spécial. Ainsi, chaque organe produit un son grave ou aigu qui fusionne avec les autres, et crée une véritable symphonie : une musique déroutante digne des films d'horreur italiens des années 70...

Surprenant et inventif, ce spectacle étonne et déstabilise. L'impression de pénétrer dans une morgue zoologique crée un sentiment "uncanny", défamiliarisant, exotique en un sens, mais aussi réflexif. L'artiste semble fasciné par la mort et les histoires qu'elle a à nous raconter, la touche de relativisme et le détachement qu'elle induit : ces produits de la mort étudiés comme s'ils se trouvaient dans un laboratoire aseptisé et dénué de distractions nous ramène à notre propre condition, et déclenche inexorablement un questionnement, une vivisection de notre ancrage et de notre relation à la vie ainsi qu'à la mort.